"Le piéton n'est pas un marcheur solitaire"

    Publié le 12 avril 2010 par Pauline Polgar
    Des chercheurs du Centre de recherche sur la cognition animale de l'Université de Toulouse mènent une série d'études sur le comportement piétonnier au sein d'une foule. Leurs objectifs ? Décrypter le mouvement des piétons dans une foule, afin d'améliorer la gestion du trafic piétonnier prise en compte par les urbanistes et architectes.
    Comment marche-t-on dans la rue ? Comment nous déplaçons-nous et prenons-nous en compte nos voisins piétons ? Des questions qui nous semblent tout à fait anodines, que l'on se pose d'ailleurs rarement, sinon jamais, soi-même ! Et pourtant, à la réflexion, l'on se rend compte de leur importance pour ceux qui élaborent nos espaces urbains.
    Des chercheurs du Centre de recherche sur la cognition animale de l'Université de Toulouse (Université Toulouse 3 / CNRS) ont étudié et décrypté encore récemment, à l'occasion d'une expérience menée avec l'aide de vidéos, le mouvement des piétons dans une foule, afin de recueillir de données permettant d'améliorer la gestion du trafic piétonnier. Ces travaux, menés par l'équipe de Guy Theraulaz, en collaboration avec l'Ecole polytechnique fédérale de Zurich, ont fait l'objet d'une publication le 7 avril dernier dans la revue PLos One.

    Le piéton se déplace rarement seul

    Les chercheurs ont ainsi placé des caméras sur le toit de la mairie de Toulouse vers la place du Capitole et dans une rue commerçante en temps de soldes et filmé le déplacement des gens. "Nous avons réalisé plusieurs enregistrements à différents moments de l'année et dans différentes conditions de densité et flux de piétons", nous raconte le Docteur Guy Theraulaz. De leur observation, ils ont pu se rendre compte notamment que la plupart du temps, le piéton ne se déplace pas seul : selon les situations, 50 à 70% des piétons sont accompagnés et forment ainsi des petits groupes de connaissances. Contrairement à ce que la plupart des modèles actuels de déplacement de foule pouvaient jusqu'à présent prétendre, on ne se déplace donc pas indépendamment les uns des autres, avec seulement comme objectif d'essayer d'éviter de se rentrer dedans.
    "Lorsqu'ils ont suffisamment d'espace, explique le CNRS dans un communiqué, les membres du groupe choisissent de marcher côte à côte. En revanche, lorsque la foule devient plus dense, le groupe n'a plus assez d'espace pour marcher de front : les piétons du milieu reculent légèrement et ceux placés sur les côtés se rapprochent les uns des autres, l'ensemble constituant une structure concave." "Et bien ?", me direz-vous. Et bien, savoir cela est très important : la forme adoptée par le groupe permet de faciliter la communication entre ses membres du groupe, mais rend difficile le flux piétonnier... "En effet, une configuration concave rend difficile la progression vers l'avant du groupe et contraint les individus se déplaçant en sens opposé à opérer de fortes manœuvres d'évitement", explique-t-on ainsi. A la suite de simulations numériques réalisées sur la base de ces observations, les chercheurs ont pu constater que "la présence de groupes de piétons réduit l'efficacité globale du trafic d'environ 17% comparé à une situation dans laquelle les piétons se déplacent isolément."

    Vers un trafic piétonnier mieux maîtrisé

    Intégrer ce comportement social, observé par les chercheurs, dans les modèles de déplacement des foules, permettra d'améliorer "la fiabilité des prévisions sur le trafic piétonnier en milieu urbain".
    Maison à part a voulu en savoir plus sur ces recherches et comprendre leurs implications : découvrez en cliquant sur suivant l'interview du docteur Guy Théraulaz qui a dirigé ces recherches, ainsi que celle de Mehdi Moussaid, qui travaille à ses côtés.
    NB : les chercheurs ont été interrogés séparément, mais sur les mêmes questions. Pour le confort de lecture, nous avons croisé leurs réponses.
    "Le piéton n'est pas un marcheur solitaire"

    Interviews du Docteur Guy Théraulaz et de Medhi Moussaid

    ballade déco dans Avignon rue
    ballade déco dans Avignon rue © MAP - DR
    NB : les chercheurs ont été interrogés séparément, mais sur les mêmes questions. Pour le confort de lecture, nous avons croisé leurs réponses.
    Maison à part : Pouvez-vous nous raconter les conditions de votre observation ?
    Dr Guy Théraulaz : Les enregistrements vidéo ont été réalisés sur la place du Capitole à Toulouse (nous avions obtenu l'accord de la Marie de Toulouse pour poser nos caméras sur le toit de la Mairie) et dans la rue Sainte-Catherine à Bordeaux. Nous avons réalisé plusieurs enregistrements à différents moments de l'année et dans différentes conditions de densité et flux de piétons.
    Mehdi Moussaid : Nous avons effectué une première série d'observations sur la place du Capitole à Toulouse. Pour cela nous avons mis en place une caméra vidéo sur le toit de la mairie et filmé le déplacement des gens sur la place pendant plusieurs jours consécutifs. Réalisées en semaine, ces vidéos nous montrent comment se déplacent les gens à un faible niveau de densité, lorsqu'il n'y a pas beaucoup de monde.
    Une seconde série d'enregistrements vidéos à été effectuée à plus haute densité. Pour cela, nous avons filmé une rue commerçante un samedi après-midi durant les soldes (il s'agit de la rue Sainte-Catherine à Bordeaux). Cette fois, nous avons placé la caméra sur le balcon d'un appartement situé dans cette rue (dont les propriétaires nous ont gentiment autorisé l'accès), et filmé le trafic piétonnier pendant tout l'après-midi.
    Maison à part : L'on se rend compte que le piéton se déplace plus souvent à plusieurs que tout seul...
    Dr Guy Théraulaz : C'est ce que montre notre étude. Nous nous déplaçons très fréquemment en groupe de 2, 3 ou 4 personnes. Les foules urbaines ne sont donc pas des foules de solitaires même si, bien sûr, un peu plus de 30% à 50% se déplacent seuls.
    Mehdi Moussaid : Nous nous sommes intéressés aux comportements des personnes qui se déplacent en groupe, comme quelques amis ou un couple qui se rendent ensemble au même endroit. Il s'agit donc de groupes sociaux dans le sens littéral du terme, et non d'inconnus qui se retrouvent à marcher côte à côte par hasard. Nos observations montrent que la plupart du temps, le piéton n'est pas un marcheur solitaire. D'après nos données, entre 50 et 70% des piétons marchent en compagnie d'au moins une autre personne. La plupart de ces groupes étant composés de deux à quatre personnes.
    Quand la densité de population est faible, les membres d'un groupe progressent côte à côte. Quand la foule se densifie, ils s'organisent en 'V' (à trois personnes) voir en 'U' (à quatre) pour pouvoir poursuivre leur conversation. Cette configuration de marche peu aérodynamique réduit leur vitesse de déplacement.
    Maison à part : Finalement ne sommes-nous pas moins individualistes que nous le croyons lorsque nous nous déplaçons ?
    Dr Guy Théraulaz : Je ne pense pas que nous puissions dire cela à partir de cette étude. Le point essentiel à retenir n'est pas tant le fait que nous marchons très fréquemment en groupe, que le fait que ces groupes constituent des structures intermédiaires entre la foule et l'individu. Ces groupes peuvent être vus en quelque sorte comme des 'grumeaux', qui possèderaient leurs propres propriétés de déplacement et de réaction à leur environnement. Ces 'grumeaux' vont donner naissance à l'échelle de la foule, à des propriétés très différentes de celles que nous pourrions observer si la foule était constituée d'individus solitaires. C'est le message essentiel de ce travail.
    Mehdi Moussaid : Nous sommes certainement moins individualistes que ce qui était généralement admis dans les études précédentes ! De manière surprenante, les prévisions de trafic piétonnier ont toujours été effectuées sur la base de piétons qui se déplacent seuls. Or des simulations numériques nous permettent d'estimer que la présence de groupes réduirait d'environ 17% l'efficacité du trafic piétonnier.
    Maison à part : A qui sont destinées en premier lieu ces informations, aux urbanistes ?
    Dr Guy Théraulaz : Oui. Les principaux destinataires sont les architectes et les urbanistes. Il n'existe pas actuellement de modèle validé expérimentalement de déplacement de piétons. Les principaux modèles s'inspirent de la physique des particules dans un champ de forces. Et, même s'ils reproduisent certaines propriétés des foules, ces modèles restent très loin de pouvoir rendre compte du déplacement de piétons de manière réaliste.
    Nous avons réalisé depuis cinq ans une série d'études pour étudier, quantifier et modéliser le comportement et le déplacement des piétons, ainsi que la manière dont ceux-ci interagissent entre eux et avec leur environnement. L'objectif est de mieux comprendre les mécanismes qui gouvernent nos déplacements et établir un modèle réaliste de ceux-ci.
    Maison à part : Concrètement, quelles sont les pistes de travail qui en découlent sur la gestion du trafic piétonnier ? Que peut-on dès lors imaginer ?
    Dr Guy Théraulaz : En ayant des modèles beaucoup plus réalistes du déplacement des foules en milieux urbain et des piétons dans un bâtiment, nous pourrons faire des prédictions quantitatives sur le comportement dynamique de ces foules dans différents milieux et étudier l'impact d'un changement des caractéristiques de l'environnement urbain sur l'organisation spatiale des flux, la distribution des piétons, etc. Nous pouvons imaginer des systèmes urbains 'intelligents' qui puissent réagir en temps réel pour contrôler le flux des piétons, éviter que des engorgements ne se fassent ou encore améliorer les conforts de marche...
    Mehdi Moussaid : Ces résultats sont destinés aux urbanistes, ainsi qu'aux chercheurs qui étudient les mouvements de foule. Évidemment, empêcher les gens de se parler dans la rue pour améliorer le trafic piétonnier ne serait pas une bonne solution... Plus sérieusement, cette étude montre qu'il est nécessaire d'adapter les outils de simulations et de prévisions dont nous disposons pour inclure l'effet des personnes se déplaçant en groupe. J'ai lu récemment le commentaire d'un ingénieur de la PTV (un bureau de conseils en gestion de flux piétonnier), qui envisage déjà une actualisation de ses outils de simulations pour y inclure des groupes de piétons. Je pense que les recherches sur le déplacement de piétons et les mouvements de foule sont encore à leurs débuts.
    Pour en savoir plus, le site des chercheurs
    Propos recueillis par Pauline Polgar
    Interviews du Docteur Guy Théraulaz et de Medhi Moussaid
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